vendredi 4 mai 2012

PrepCom 2012 : intervention de Paul Quilès lors de la Conférence "Europe et désarmement nucléaire"

Trame de l’intervention de Paul Quilès au Comité préparatoire de la conférence d’examen du TNP, Vienne (Autriche), 2 mai 2012.
Paul Quilès, 2 mai 2012, Vienne.

Il y a 22 ans, le Mur de Berlin tombait. Cet évènement majeur, suivi du démantèlement du bloc soviétique, mettait fin à la bipolarisation du monde et marquait une rupture majeure sur la scène internationale.
Pourtant, aucune nouvelle doctrine de sécurité n’a véritablement émergé de cette mutation géopolitique profonde. Force est de constater, par exemple, que la dissuasion nucléaire - qui consiste à exposer son adversaire à un risque de destruction massive - reste le pilier des politiques de défense de la France et la Grande-Bretagne.
Hier, le contrôle des armes nucléaires symbolisait la volonté de maintenir un équilibre –même fragile- entre les blocs de l’Est et de l’Ouest.
Hier, une certaine pertinence stratégique des armes nucléaires pouvait se concevoir. Aujourd’hui, les menaces auxquelles nous devions faire face sont à ranger au nombre des peurs du passé et la théorie de la dissuasion nucléaire n’est plus adaptée au monde en mouvement de ce début de 21ème siècle. Aujourd’hui, c’est l’existence même des armes nucléaires, couplée au risque de prolifération et de terrorisme nucléaire, qui constitue paradoxalement la plus grande menace.

C’est plus par le multilatéralisme et les traités (comme le TNP) qu’on combattra la prolifération nucléaire que par la dissuasion. De plus, établir un lien entre la possession de l’arme nucléaire et « le statut de grande puissance », comme on l’entend souvent, peut inciter certains pays à tenter de s’en équiper, alors que le but du TNP*, ratifié par la quasi-totalité des membres de l’ONU (189), est au contraire d’aller vers une disparition des armes nucléaires.

Aujourd’hui, la nouvelle donne internationale et son lot d’instabilités politiques profondes plaident pour faire de l’élimination des armes nucléaires le fer de lance d’une nouvelle doctrine de sécurité internationale.

Malgré cela, le maintien des armes nucléaires n’est pas vraiment mis en cause, avec des formulations quasi incantatoires et peu de questionnements. Tout en les présentant à leurs peuples comme une garantie absolue de sécurité, les gouvernements des États dotés de l’arme nucléaire continuent à considérer leurs arsenaux comme un outil de prestige. En les possédant, ils ont le sentiment de détenir un statut de grande puissance.

La nouvelle génération croit au contraire en un monde dans lequel la promotion du désarmement nucléaire confère plus de pouvoir politique et de prestige que la possession d’arsenaux surdimensionnés, dangereux et coûteux. C’est précisément parce qu’elle peut s’affranchir des inquiétudes passées que cette génération qui n’a pas connu la Guerre froide est capable de trouver un langage nouveau et de proposer une nouvelle démarche.

Elle ne croit pas en la stabilité éternelle des États dotés de l’arme nucléaire. Elle a compris que les armes nucléaires dont elle hérite ne l’aideront pas à répondre aux désordres du monde du 21ème siècle : le terrorisme, la crise économique et financière, la pollution et le réchauffement climatique, la pauvreté, les épidémies… Elle s’indigne d’entendre parler de coupes budgétaires qui affectent les dépenses sociales, alors qu’elle sait que la charge financière globale des arsenaux dépasse 700 milliards d’euros pour la prochaine décennie.

Faire évoluer les mentalités est un devoir stratégique et moral commun. Pour la première fois depuis des décennies, cette thématique trouve un écho auprès des jeunes. Comme eux et pour eux, je soutiens l’appel de Global Zero en faveur des premières négociations multilatérales de l’histoire pour l’élimination progressive et contrôlée des armes nucléaires. Les chefs d’États européens doivent s’engager à prendre part à ces négociations pour faire de la Guerre Froide un vestige du passé et ainsi laisser en héritage un monde sans armes nucléaires.

Pour ce qui concerne mon pays, la France, je crois qu’il pourrait contribuer au désarmement nucléaire en prenant un certain nombre de mesures (de préférence conjointement avec les autres pays membres de l’Union européenne).

1. Reconnaître expressément que l’arme nucléaire a perdu la fonction fondamentale qu’elle exerçait pendant la guerre froide dès lors que l’Europe n’est plus exposée à une menace d’agression massive.
Dans le discours français actuel, l’arme nucléaire est « l’ultime garantie de l’indépendance nationale de la France et de son autonomie de décision stratégique ». Or, il est évident que, dans le monde d’aujourd’hui, il serait illusoire de vouloir fonder la sécurité de la France principalement sur la détention de l’arme nucléaire. Cette sécurité repose surtout à présent sur l’appartenance de notre pays à l’Union européenne et, au-delà, sur son insertion dans un réseau d’alliances, d’accords et de relations d’interdépendance qui garantissent la stabilité de son environnement. 

A cet égard, il est regrettable que le concept stratégique adopté par l’OTAN à Lisbonne en novembre 2010 ait conservé la formule selon laquelle « la garantie suprême de la sécurité des Alliés est apportée par les forces nucléaires stratégiques de l’Alliance ». Même si l’arme nucléaire joue un rôle dans la sécurité globale des Alliés, on ne peut plus considérer à présent que ce rôle est « suprême ». Il n’est tout au plus que complémentaire d’autres dispositifs non-nucléaires de sécurité militaires ou politiques. L’OTAN n’est plus, s’il elle l’a jamais été, sous la menace permanente d’une agression qui ne pourrait être conjurée que par le maintien en alerte d’un arsenal nucléaire considérable et son assignation à des cibles désignées.

2. Redéfinir en conséquence le rôle de l’arme nucléaire dans la stratégie de sécurité nationale. 
L’hypothèse d’une agression massive contre les intérêts vitaux de la France par des moyens classiques est devenue improbable. Seule une attaque menée avec des armes de destruction massive (en pratique une attaque nucléaire) justifierait, dans la situation présente, une riposte nucléaire. L’arsenal nucléaire de la France ne dissuade donc de fait que les agresseurs éventuels qui choisiraient d’avoir recours contre elle à l’arme nucléaire. 

Les armes biologiques et chimiques ne paraissent pas actuellement pouvoir exercer des effets de destruction comparables à l’arme nucléaire. Il n’en reste pas moins que le nucléaire pourrait encore garder la capacité de dissuader d’éventuels agresseurs d’employer de telles armes, tant qu’elles n’ont pas été éliminées sous contrôle international. En ce qui concerne l’arme chimique, le désarmement a considérablement progressé. Seul le Moyen Orient pose encore problème, du fait de l’existence de l’arme israélienne. En matière de désarmement biologique, pratiquement tout reste à faire, en partie à cause de réticences américaines. 

Il serait en tout état de cause conforme à la réalité stratégique actuelle que la France cesse de déclarer qu’elle se réserve la possibilité (en application de son droit de légitime défense prévu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies) d’avoir recours à l’arme nucléaire contre toute attaque menaçant ses intérêts vitaux, quelle que soit la forme de cette attaque. En réalité, la menace d’emploi de l’arme nucléaire ne peut être crédible que si elle est uniquement destinée à dissuader un éventuel agresseur d’employer des armes de destruction massive, c’est-à-dire en pratique, dans la situation actuelle, des armes nucléaires.


3. Examiner la possibilité de souscrire à un engagement de non usage en premier de l’arme nucléaire.
Cet engagement n’a pas été pris du temps de la guerre froide en raison de la supériorité du Pacte de Varsovie dans le domaine des armements conventionnels. La nouvelle situation stratégique pourrait permettre un changement de doctrine à cet égard.

Le processus actuel de revue de la « posture de dissuasion et de défense de l’OTAN » pourrait en être l’occasion. L’hypothèse d’une offensive conventionnelle massive dirigée contre les pays européens est devenue invraisemblable et le seul argument qui pourrait justifier le maintien d’une capacité nucléaire dans les forces de l’Alliance est l’existence des forces nucléaires, tactiques et stratégiques russes. Dans ces conditions, l’Alliance devrait déclarer que le seul but (« sole purpose ») des armes nucléaires est de dissuader un éventuel agresseur d’employer à son encontre des armes nucléaires. Les puissances nucléaires de l’Alliance, et en particulier la France, doivent corrélativement prendre un engagement de non-usage en premier de l’arme nucléaire. 

4. Renforcer les « assurances négatives de sécurité » données aux pays non nucléaires. 
La France pourrait envisager d’accéder à la demande des pays non nucléaires tendant au renforcement des « assurances négatives de sécurité » qui leur sont données par les pays nucléaires. Il est vrai que, le 6 avril 1995, la France a donné, conjointement avec les autres puissances nucléaires reconnues au sens du TNP, l’assurance aux États non nucléaires parties au TNP qu’elle n’utiliserait pas d’arme nucléaire contre eux, sauf en cas d’invasion ou toute autre attaque contre elle, contre un pays allié ou contre un État dont elle s’est engagée à défendre la sécurité, dès lors que cette invasion ou attaque seraient menées en alliance ou en association avec un État nucléaire.

Il semble qu’il serait plus conforme aux réalités actuelles de donner à cet engagement une forme moins restrictive. La France pourrait s’engager, comme l’ont fait les États-Unis, à ne pas employer son armement nucléaire contre les États non-nucléaires parties au TNP et qui en respectent les obligations. Une réserve pourrait éventuellement être faite concernant l’éventuel recours par un État non-nucléaire à des armes biologiques ou chimiques. 

5. Accepter explicitement la perspective d’un monde libre d’armes nucléaires. 
La France pourrait, à l’instar du Royaume Uni, se rallier explicitement à la perspective d’un monde sans armes nucléaires, à une double condition : 
 - la mise en œuvre d’un processus vérifié et ordonné de réduction, jusqu’à leur élimination, des arsenaux nucléaires existants détenus par toutes les puissances nucléaires ; 
- le renforcement du régime de non prolifération de manière à empêcher, au besoin par la contrainte, toute apparition d’un nouvel État nucléaire. 

6. Améliorer la transparence des arsenaux existants. 
La France pourrait, également à l’exemple du Royaume Uni, s’engager dans une politique de transparence accrue concernant le niveau et la nature de ses propres arsenaux nucléaires. Les deux pays pourraient engager les autres puissances nucléaires à faire de même. 

7. Accepter des contraintes négociées sur le niveau et la nature des armements nucléaires détenus par la France. 
Compte tenu de la disproportion entre les arsenaux nucléaires détenus par la Russie et les États Unis d’une part** et les autres puissances nucléaires d’autre part, il est difficile d’envisager à ce stade que la France entre dans une négociation de désarmement nucléaire. Une réduction négociée des armements nucléaires français supposerait que la Russie et les États Unis aient réduit leur nombre de têtes nucléaires de toute nature à un niveau de l’ordre d’un millier. La France pourrait toutefois s’engager, au besoin par traité, à geler le niveau de son armement, en réduisant l’ampleur des modernisations en cours (missile M 51), voire en les remettant en cause (tête nucléaire océanique) ou encore en renonçant à la composante aérienne de ses forces nucléaires. 

8. Se prononcer en faveur d’une négociation américano-russe sur l’élimination des armes nucléaires tactiques. 
La France pourrait appuyer la demande des pays favorables, au sein de l’OTAN, au retrait d’Europe des quelque 180 armes tactiques américaines actuellement destinées à armer des avions de combat européens. Ce retrait pourrait être conditionné à l’acceptation par la Russie d’une négociation avec les États Unis sur un processus de désarmement nucléaire qui engloberait les armes tactiques.

La proposition faite par certains de retirer dans un premier temps les armes nucléaires tactiques américaines d’Europe peut être une sorte de « porte d’entrée » dans l’incontournable négociation multilatérale sans laquelle le désarment nucléaire ne se fera pas. (Voir à ce propos la position du mouvement « Global Zero », que j’approuve et dont j’ai signé l’appel) 

9. Organiser une démarche européenne auprès des États Unis pour leur demander instamment de ratifier le traité TICE d’interdiction des essais nucléaires. 
En faire un thème majeur des discussions transatlantiques. Il se pourrait d’ailleurs que, s’il était réélu, le Président Obama reprenne ses démarches auprès du Sénat américain pour qu’il accepte de ratifier le TICE. 

10. Encourager, dans un cadre européen, l’ouverture immédiate de négociations sur l’institution d’une zone dénucléarisée au Moyen Orient. 
Le principe de ces négociations a été accepté lors de la conférence d’examen du TNP de 1995. Il a été réaffirmé lors de la conférence d’examen de 2010. Il est essentiel à la consolidation du régime de non-prolifération que ces décisions soient suivies d’effets. 

11. Faire pression, dans un cadre européen, sur les pays (notamment le Pakistan) qui s’opposent à l’ouverture immédiate de négociations sur un traité d’arrêt de la production de matières fissiles à des fins militaires. Promouvoir dans ce contexte l’idée d’une internationalisation du cycle du combustible nucléaire. 

****************** 
Naturellement, ces propositions n’engagent que moi, mais j’espère pouvoir convaincre les nouveaux responsables de la politique française… après le 6 mai prochain !

Notes :
*TNP : Traité de Non Prolifération, signé le 1er juillet 1968. La conférence d’examen du TNP du 28 mai 2010 a élaboré un plan d’action sur les 3 volets du traité (désarmement, non prolifération, nucléaire civil) et prévu une réunion en 2012 sur la création au Moyen-Orient d’une ZEAN (Zone Exempte d’Armes Nucléaires).
** La Russie et les États Unis détiennent plus de 95 % des arsenaux existants

Pour aller plus loin :
Ouvrage : Nucléaire, un mensonge français - réflexions sur le désarmement nucléaire, de Paul Quilès, aux Éditions Charles-Léopold Mayer, 10€.

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